Dans la lettre magnifique qu’il écrivit à son épouse Mélinée, quelques heures avant d’être fusillé, Missak Manouchian exprime la confiance qu’il met dans le peuple français pour honorer dignement sa mémoire et celle de ses compagnons d’armes. Point d’orgue à ce combat pour la mémoire, et non des moindres : l’entrée de Missak Manouchian au Panthéon, le 21 février 2024. Quel est le sens de cet événement ? Pourquoi l’avoir choisi, lui ? Et en quoi représente-t-il, lui l’Arménien, tous les résistants étrangers ? C’est ce que nous avons demandé à Denis Peschanski.
Denis Peschanski est historien, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de l’histoire du communisme, de la France de Vichy et de l’Occupation. Il fait partie du comité de soutien à la candidature de Missak Manouchian, portée par l’association l’Unité Laïque, présidée par Jean-Pierre Sakoun. Entretien.
Pourriez-vous résumer la vie, l’engagement et le destin de Missak Manouchian en quelques mots ?
Missak Manouchian est un orphelin apatride d’origine arménienne, qui a fui le génocide de 1915. Réfugié en France dans les années 1920, il est féru de culture française, poète et, dans les années 30, fondateur d’une revue littéraire où il traduit Rimbaud et Baudelaire en arménien. Par ailleurs ouvrier et sympathisant communiste, la guerre, son amour de la France et ses convictions internationalistes le conduisent à s’engager, au sein du groupe arménien de la « Main d’œuvre immigrée », dans la résistance active, puis, à partir de 1943, à s’engager dans la lutte armée au sein des FTP-MOI (Francs-tireurs partisans – Main d’œuvre immigrée), jusqu’à en devenir l’un des chefs. Arrêté par une Brigade spéciale (BS2) des Renseignements généraux (français), il est livré aux Allemands avec ses compagnons et fusillé au Mont Valérien le 21 février 1944.
Que symbolise la décision du président de la République de faire entrer Missak Manouchian au Panthéon ?
Il s’est passé une chose unique, le 18 juin 2023, au Mont Valérien : un véritable tournant mémoriel. Un président de la République décide de l’entrée du premier résistant étranger et du premier résistant communiste au Panthéon. Mais ce n’est pas tout. Le Président, ce jour-là, descend à la clairière, ce que jamais n’a fait un président le 18 juin depuis le début de la Ve République. Cette journée, celle du fameux Appel, honorait jusqu’ici la mémoire de la France combattante, la mémoire gaulliste : on restait sur l’esplanade. En descendant à la clairière, il réunit la mémoire gaulliste à la mémoire de tous les fusillés. Il s’y trouve deux tiers de communistes, mais aussi d’Estienne d’Orves et quelques autres. Cette convergence mémorielle est fondamentale.
En quoi Missak Manouchian représente-t-il la résistance des étrangers à l’occupant nazi ?
On a pu à ce sujet émettre des réserves, sous prétexte que ces résistants étaient majoritairement des Juifs, alors que Manouchian, communiste et internationaliste, reste un Arménien élevé dans la religion chrétienne. C’est oublier qu’il y avait aussi beaucoup d’Italiens, et surtout que ces identités variées ne les empêchaient pas de se retrouver tous sur un double engagement très fort : le communisme et l’amour de la France : la France républicaine, celle des Lumières et des Droits de l’Homme. C’est pourquoi ils ont combattu et ils sont morts ensemble, sans rencontrer aucun problème quant à ces questions de nationalités et d’identités.
Alors pourquoi Manouchian ? Pour au moins trois raisons. D’abord, parce que c’était le chef militaire des FTP-MOI au moment de leur arrestation. Ensuite parce qu’il est au cœur de la propagande ratée, orchestrée par les Nazis en 1944 (« l’Affiche rouge »). Et enfin parce que ce poète et ce héros est chanté par Aragon puis Ferré, jusqu’à aujourd’hui par Feu ! Chatterton : il est entré dans la mémoire collective dans les années 50 et n’en est plus sorti.
Quant à son épouse Mélinée, elle n’est pas quant à elle « panthéonisée », mais elle fut sa compagne et elle y entre à ce titre. Tous deux orphelins réfugiés fuyant le génocide arménien, ils avaient tout du couple fusionnel, comme le montre la dernière lettre de Missak. Elle était aussi une militante engagée dans la MOI.
Et quant aux vingt-deux autres fusillés du mont Valérien le 21 février 1944, ils seront honorés par une inscription auprès du caveau de Manouchian. A cette liste on a rajouté Golda (dite Olga) Bancic, qui a été condamnée à mort au procès mais exécutée plus tard, en Allemagne, et aussi Joseph Epstein, qui était juif polonais mais fut exclu du procès, parce que ses faux papiers étaient si bien faits et son allure tellement peu « métèque » que les Allemands ne pouvaient pas l’inscrire dans leur mise en scène ignominieuse ! Ils l’ont jugé par la suite et exécuté avec des résistants français.
Autre élément mémoriel important : la mention « mort pour la France » qu’on n’avait pas donné à certains étrangers…
A l’origine, en effet, c’est une loi de 1915 qui accorde cette mention pour les membres des forces armées françaises, quelles que soient leur nationalité, et aux civils de nationalité française. Mais la Seconde guerre mondiale n’oppose pas seulement des armées entre elles. Une partie des combats sont asymétriques : combattants clandestins, otages… Au Mont Valérien, les fusillés sont étrangers pour près de 20%, ce qui est une proportion remarquable, bien supérieure à celle des étrangers en France. Mais triste constat : des 185 étrangers concernés, 92 n’étaient pas déclarés morts pour la France. Pire encore : l’un des 23, Grzywacz, ne l’était pas et c’était l’un des dix de l’affiche rouge ! C’est qu’en 1971, lorsque tous ceux du carré des fusillés reçoivent cet honneur, déjà bien tardivement, le corps de Grzywacz n’est plus là ! Il a été transféré au Père Lachaise…
Le Président de la République a donc fait une déclaration très claire pour qu’on revoie tous les dossiers des résistants étrangers. Et par ailleurs, un amendement à la dernière loi de programmation militaire, déposé par le Parti communiste au Sénat, vient d’instituer que tous les otages exécutés par les Allemands sont dits désormais morts pour la France.
Quel contexte historique explique la présence importante d’étrangers en France, à cette époque ?
Après la saignée démographique de la Première Guerre mondiale, le pays, en manque de main d’œuvre, fait appel à l’immigration. Une loi de 1927 permet beaucoup de naturalisations. Mais déjà arrivent aussi des dizaines de milliers de réfugiés politiques : les Arméniens qui ont fui le génocide et les Italiens qui fuient le fascisme (la marche sur Rome date de 1922). Le Parti communiste, via le syndicat qu’il contrôle, met alors une structure en place, qu’il appelle la Main d’œuvre étrangère (MOE) et qui deviendra la MOI (Main d’œuvre immigrée). Il y anime des groupes selon les langues : le groupe arménien de la MOI, le groupe roumain, bulgare, italien… il y avait même un groupe polonais yiddishophone. Dès avant la guerre une littérature circule dans toutes ces langues et elle entrera en clandestinité. Manouchian dirige la revue de cette immigration arménienne : Zangou.
La crise de 29, qui arrive en France en 1931, renverse la situation : chômage, effondrement de l’immigration économique et expulsion de centaines de milliers d’étrangers ! Mais, parallèlement, des milliers de réfugiés politiques continuent d’arriver, car les répressions politiques et antisémites augmentent en Europe centrale et de l’Est. Comparativement, ces étrangers sont bien moins nombreux que les immigrés économiques, mais ils vont avoir un rôle décisif dans la Résistance.
Ces résistants qui forment le groupe Manouchian en 1943, qui sont-ils ?
Il y a d’abord les cadres. Ils ont une expérience de la clandestinité et du combat, parce qu’ils sont juifs et qu’ils étaient déjà militants communistes dans leur pays d’origine. Ils ont fui la répression et la persécution. Certains ont combattu en Espagne. Des personnalités variées et tout à fait extraordinaires, qu’on peut suivre, hélas pour beaucoup d’entre eux, jusqu’au Mont Valérien.
L’autre famille qui compose les FTP-MOI, c’est les gamins. Quand ils sont fusillés, début 1944, ils ont entre 17 et 23 ans. Ils n’ont aucune expérience de la clandestinité et, pour la plupart, ils n’ont connu ni la répression ni la persécution, parce qu’ils sont nés en France ou y sont arrivés très jeunes.
Quand ces résistants tuent le colonel responsable du Service du Travail Obligatoire, l’opinion publique ne peut que tirer son chapeau. Certes, cela ne change pas beaucoup le cours de la guerre, mais il faut se rappeler qu’aucune famille en France, ne serait-ce qu’indirectement, n’échappait à ce drame de la déportation des jeunes gens dans les usines du Reich. De plus, l’insécurité qu’ils font régner est intolérable pour les troupes d’Occupation.
Comment le groupe est-il tombé ?
Cette question n’est plus controversée aujourd’hui par les historiens, grâce à la découverte, aux archives judiciaires, des procès des policiers du BS2 impliqués dans l’arrestation de Manouchian, qui ont eu lieu à la Libération. On y trouve tous les rapports de filature. Ces fonctionnaires étaient des professionnels inféodés au régime de Vichy, lequel a une terrible responsabilité dans ce qui est arrivé, puisqu’il leur fournissait une légitimité institutionnelle. Il y eut, certes, des résistants dans d’autres secteurs de la Préfecture de Police, qui ont sauvé des membres de réseaux, y compris des étrangers, mais pas au BS2.
Les filatures avaient pour but de « loger » les suspects, c’est-à-dire de connaître leur domicile, et de reconstituer l’organigramme du réseau en pistant leurs rendez-vous. Ensuite on procédait au coup de filet. En procédant aux interrogatoires et en recourant à la torture, ces policiers de Vichy avaient pour but de mieux identifier les responsabilités de chacun, les identités encore inconnues, etc. Quand Manouchian écrit, dans sa dernière lettre, qu’il pardonne à tous, sauf à ceux qui les ont donnés, il fait allusion à ces policiers du BS2, parce qu’ils les ont livrés aux Allemands.
A visionner : le documentaire La Traque de l'Affiche rouge réalisé par Jorge Armat en 2007, présenté par l'historien Denis PESCHANSKI, actuellement en accès libre.
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