C’est un trait de crayon fluide, libre, raffiné et sans heurt, qui dessine les
pourtours noirs et doux d’un personnage de notre enfance. Il commence
peut être par les oreilles, larges et rondes, descend sur une trompe,
esquisse une noeud papillon qu’il faudra coloriser de rouge, entame un
costume sobre vert vif avec un gilet boutonné assorti. Les souliers sont
ronds, et suggèrent des guêtres blancs à la mode de la Belle Époque.
Enfin, le crayon revient sur deux yeux comme deux boutons noirs de
bottine, ainsi qu’une couronne avec quatre ou cinq pics.
« Dans la forêt, un petit éléphant est né. Il s’appelle Babar. » Ainsi
commence le règne d’un éléphant hors du commun sur nos enfances à
tous.
Nous avons tous partagé des goûters, des jeux, des rires, des questions
d’enfants et des moments d’entre deux encore éveillés et déjà plein de
sommeil avec Babar.
Nous avons tous transmis ses albums à nos propres enfants, ces livres
passant de génération en génération depuis maintenant 80 ans, en
transmettant une amitié, celle qui nous a liés d'une génération à l'autre à
cet éléphant bonhomme et si sympathique. Car même si en l’espace de
ces 80 années, les goûts et les appétits d’images des enfants ont changé,
Babar continue universellement à leur plaire, du Japon aux États-Unis, en
passant par l’Espagne. Les 75 albums de Babar ont été vendus à plus de
treize millions d’exemplaires et traduits en 27 langues, faisant de lui le
personnage de fiction française le plus connu dans le monde.
L'histoire de Babar, c'est aussi celle de votre famille, Laurent de Brunhoff.
Dans ce tableau-là, il faut commencer par votre mère Cécile, qui imagine
pour vous et votre frère Mathieu des histoires pour mieux entrer dans le
sommeil. Un soir, elle invente l’histoire d’un éléphanteau qui arrive en ville
et finit par emporter avec lui tout ce que la civilisation porte de noble. Il y a
Jean, votre père le peintre d'avant-garde, disciple d'Othon Friesz, auquel,
si enthousiaste, vous rapporterez l’histoire du pachyderme et qui en
imaginera les illustrations pour vous faire plaisir. Il y a vos oncles, Michel
de Brunhoff, rédacteur du Vogue parisien, et Lucien Vogel, éditeurs de La
Gazette du Bon Ton et du Jardin des Modes, qui voient dans ces
illustrations la promesse d’un succès et qui s’empressent de les publier.
L’histoire de Babar ravit aussitôt ; elle traverse rapidement nos frontières
pour atteindre l’Amérique, l’Angleterre et les pays scandinaves. Votre père,
avec son écriture ronde et douce aussi reconnaissable que son coup de
crayon croquant l’adorable Vieille Dame, Céleste ou Cornélius le vieux
conseiller, multiplie ses aventures. Ce n’est pas un hasard si la famille de
Babar s’agrandit à trois enfants Pom, Flore et Alexandre, l’année où naît
votre dernier frère, Thierry. Après sept albums, votre père disparaît à l’âge
de 37 ans. Mais vos oncles veillent sur Babar et vous proposent, alors que
vous n’avez que douze ans, de terminer la colorisation de certaines pages
inachevées.
À 21 ans, après être passé par la même école d’art que votre père et
partagé le même esprit rêveur qui le caractérisait, alors que vous exposez
des oeuvres abstraites dans le Montparnasse de l’après-guerre, vous
décidez de reprendre l’histoire de l’éléphant devenu roi, là où brutalement
elle s’était interrompue. Fidèle au Babar d’origine, dont le graphisme
unique l’a déjà érigé au panthéon des héros d’enfance comme ceux de
Beatrix Potter, Edward Ardizzone et plus tard ceux de Quentin Blake, vous
publiez en 1946 Babar et ce coquin d’Arthur. Page après page, album
après album, le héros dont le nom serait d’ailleurs une contraction des
mots « papa » et « bébé », voyage en fusée, rencontre quatre voleurs et
un fantôme, va au musée, triomphe dans sa ville, rencontre le malicieux
ouistiti Zéphir qui, pour l’anecdote, est aussi un danseur du « moon walk »,
agrandit sa famille d’un quatrième enfant après cinquante ans de mariage
avec Céleste, fait le tour du monde et part même à New York, la ville de
Little Nemo et Windsor McCay, où vous résidez d’ailleurs en grande partie
aujourd’hui avec votre épouse, l'écrivain Phyllis Rose.
Babar, c'est aussi la musique. La boucle est bouclée puisque votre mère,
par sa carrière, et vos frères, rythmaient la maison de votre enfance
d’heures joyeuses de piano. Comment ne pas évoquer l’oeuvre du
compositeur Francis Poulenc sur Babar? À l’image de Pierre et le loup de
Prokofiev, Poulenc dans son langage pianistique sensible et audacieux,
immortalise l’éléphant dans le répertoire classique en le coloriant de
tonalités graves et originales.
Par son succès, Babar est sur tous les supports, de la série de dessins
animés - comme ces nouveaux épisodes diffusés depuis 2010 sur une
grand chaîne française et fruit d’une coproduction franco-canadienne, aux
films et disques où la voix de Peter Ustinov, pour ne citer que celle-ci,
raconte avec espièglerie cette histoire, digne contrepoint de Mowgli et du
Livre de la Jungle de Rudyard Kipling. Car de la même manière que Père
Loup s’écrit « Un homme ! Un petit d’homme ! » à la vue de Mowgli, bébé
nu et brun trouvé dans les buissons, Babar arrive orphelin, « nu » et
abandonné dans la grande ville jusqu’à tomber sous la protection de la
Vieille Dame. Publié la première fois en 1931, l’année de l’Exposition
coloniale à Paris, Babar portait alors un parfum d’exotisme, dont Adam
Goprick, journaliste du New Yorker, a souligné le lien avec l’imaginaire
colonial français.
Devenu figure iconique de la bande dessinée, Babar a été repris dans
d’innombrables mises en scène de dessinateurs, rendant hommage par là
même à la stylisation impeccable et intemporelle de ce héros. On voit ainsi
le philosophe Leibniz dialoguer avec Babar dans l’album Candide du
dessinateur Joann Sfar, ou Babar apparaître dans les sketchs des
journaux américains sur les divans de psychanalystes très new-yorkais.
Aujourd’hui à l’honneur dans deux expositions parisiennes au Musée des
Arts décoratifs et à la Bibliothèque nationale de France, nous fêtons ses 80
ans.
Cher Laurent de Brunhoff, parce que vous aurez perpétué avec tout votre
talent, votre joie et votre tendresse la vie de cet animal qui peuple
l'imaginaire de tant de générations, parce qu'aussi, incidemment, la cravate
qui va vous être remise est « d'une agréable couleur verte » comme celle
du costume de votre héros, au nom de la République française, nous vous
faisons Commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres.