Si je cite au hasard, si je prends comme ça, en vrac une poignée des films que vous avez produits, je peux égrener des chefs-d’œuvre mythiques comme Vol au dessus d’un nid de coucou à Larry Flint, Platoon, Le silence des Agneaux, Philadelphia, Zodiac, Amadeus, Raging Bull, La ligne rouge, Annie Hall, Apocalypse Now … Je sais que dans tous les esprits et sur toutes les lèvres chacun continue, de son côté, cette liste. Et se dit : tiens, il oublié Danse avec les loups. Tiens, il n’a pas pensé à Hook. Vous me permettrez d’avoir oublié ROCKY et TERMINATOR, des personnages dans lesquels je me reconnais un peu moins, quoi que…
Bref, cette cérémonie ne suffirait pas à citer tous les films qui sont des « must » dans la culture des cinéphiles du monde entier. Tout comme elle ne suffirait pas à dire tous les grands acteurs qui vous ont prêté leur visage et leur voix, Sigourney WEAVER, Sean PENN, Jane FONDA, plus récemment Leonardo DI CAPRIO. Certains, comme Meryl STREEP, inoubliable dans Voyage au bout de l’Enfer de CIMINO, sont venus jusqu’à nous, et je les en remercie.
Donc, mon cher MIKE, vous vous inscrivez pleinement dans la lignée des grands « Tycoons » que furent Irving THALBERG, David O. SELZNICK, Jack WARNER, Darryl ZANUCK ou Adolph ZUKOR. Vous étiez leur admirateur, vous êtes devenu leur émule.
Le succès du public, mais aussi les honneurs, les récompenses, les prix de la critique qui vous sont rendus ne se comptent plus : aux Etats-Unis, partout dans le monde, en France… Le Festival de Cannes vous a, je crois, célébré meilleur producteur il y une dizaine d’années, onze ans très exactement. Votre filmographie impressionne par un nombre incalculable de records : records du nombre d’Oscars, record du nombre de films produits, accumulation inouïe de succès critiques et financiers.
Vous croulez sous les lauriers, cher MIKE, on se demande même comment vous pouvez trouvez encore de la place pour entasser tous vos trophées…
Mais ce n’est pas là ma question. Ma question est la suivante. Cette Légion d’honneur, est-elle une décoration de plus ? Une décoration qui a l’avantage de prendre un peu moins de place qu’une statuette dorée ? Et puis, tout de même, une médaille qui a été créé par Napoléon, une sorte de « tycoon », un peu démodée...
Non, je ne voudrais pas qu’elle le soit.
Je voudrais que vous sentiez qu’elle est un témoignage d’amitié de la France pour un Américain d’exception, porteur du vrai rêve américain, celui qui est universel par les valeurs et par le talent, un universel véritable, à l’opposé de l’uniformité. Vous avez su, dans vos livres très justes, très courageux, dénoncer les abus qui mettent à mal ce rêve, et les discours trompeurs qui l’ont, un moment, galvaudé.
Pour vous, le cinéma a une portée sociale, une responsabilité humaine profonde. Il est un regard sur l’Histoire qui s’écrit. Je pense notamment à ces chefs-d’œuvre sur l’horreur de la guerre, dans des tonalités très différentes mais toutes d’une puissance redoutable. Le cinéma, pour vous, est une politique et une éthique en même temps qu’un art. Il doit être au service du rêve américain, celui que vous projetez devant nous et dont vous savez porter les couleurs parce que vous en êtes, par votre parcours, le parfait représentant.
Non seulement vous avez ce pragmatisme qui vous rend polyvalent, comme tous ceux qui ont à cœur de faire advenir les choses dans la réalité, avec ses contraintes, ses détours : vous avez plusieurs vies – parallèles, successives, croisées, mêlées, entrecroisées : agent, découvreur de talents, producteur, auteur.
Je parle des contraintes de la réalité et du pragmatisme. On dit que vous êtes « L’homme aux trois cent films », des films qui se déclinent, pour reprendre vos propres termes, selon trois catégories distinctes :
1) D’abord « 100 grands films » – et, dans cette catégorie, au moins deux poignées de fascinants chefs-d’œuvre, comblés d’oscars, primés dans le monde entier.
2) Puis « 100 bons films… »
3) « … et 100 pour lesquels (dites-vous) vous mériteriez d’être ‘flingué’ » !
Bien sûr, les esprits rationnels (ceux-là mêmes qui, généralement, se plaignent qu’on produise trop de films) vous demanderont pourquoi vous n’avez pas produit ou distribué que les 100 meilleurs… Cette naïveté ignore ce principe fondamental, que confirme toute votre carrière, et que vous énoncez vous-même : « L’industrie du cinéma est gouvernée par un ensemble de règles totalement irrationnelles » !
Mais vous êtes surtout un parfait modèle du rêve américain parce que votre vie elle-même est un scénario de film, une success story comme seuls les Etats-Unis savent en produire. Permettez-moi de faire ici un petit « flash back ».
Vous êtes né en dehors de vos frontières pourtant, à SHANGHAI, loin des « tycoons » dont l’origine s’enracine dans l’aristocratie japonaise…ces « tycoons » qui valurent à l’un de vos amis, Robert DE NIRO, l’un de ses plus beaux rôles à l’écran (aux côtés de Jeanne MOREAU, dont je salue ici la présence).
SHANGHAI, c’ est aussi le titre d’une de vos dernières productions qui met en scène John CUSACK et GONG LI ; sans doute, pour vous, une sorte de retour aux sources.
SHANGHAI, vous n’y étiez pas alors pour ses studios ni pour Joseph Von STERNBERG, mais parce que vos grands-parents avaient fui la Russie communiste dans les conditions difficiles que l’on imagine.
Bientôt, la Chine vire, elle aussi, au rouge. Se poursuit alors, pour l’enfant que vous êtes, un nouveau voyage qui vous conduira d’abord au Chili, votre premier pays d’accueil avant la terre d’asile américaine. C’est là que vous découvrez le cinéma américain avec la candeur de l’adolescence.
John WAYNE, Erroll FLYNN, Liz TAYLOR semblent vous tendre la main pour vous attirer de l’autre côté de l’écran, de l’autre côté du continent américain.
Et c’est pourquoi, à peine arrivé en Californie, on vous voit, à 16 ans, sur une photo, appuyé sur l’aile rebondie d’une automobile : une « pose à la James Dean » qui est déjà comme un signe d’appartenance au rêve américain.
Vous faites votre entrée à Los Angeles. De l’Université de Californie à Hollywood, il n’y a qu’un pas, et, souvent pourtant, des existences entières se passent à côté de leur destin. Mais ce n’était pas votre genre et vous avez franchi hardiment le seuil. Une entrée dans l’industrie du cinéma qui se fait par la petite porte : le service du courrier. Cruelle désillusion pour un diplômé de l’Université de Californie (UCLA) qui rêvait d’entrer d’emblée au département international d’Universal ! Mais c’est là aussi qu’ont commencé plusieurs de vos pairs et contemporains : Barry DILLER, David GEFFEN, Michael OVITZ. A croire que c’est au courrier que s’écrivent aussi les grands destins…
Puis c’est l’irrésistible ascension : votre passion, votre travail, vous conduisent jusqu’aux sommets, que vous savez gravir, toujours plus haut, toujours plus loin.
Très vite, c’est la direction du casting d’Universal qui vous appelle, puis vous rejoignez une agence artistique, et là se noue la rencontre – quasi historique – avec une nouvelle génération d’auteurs et de réalisateurs, dont certains encore inconnus du grand public et dont vous avez à cœur de favoriser l’essor : vous présidez alors aux destinées de Steven SPIELBERG, John MILIUS, Monte HELLMANN, Philip KAUFMAN, Robert ALDRICH (à qui la Cinémathèque française rend hommage actuellement), et aussi de George LUCAS et Francis Ford COPPOLA.
Le point commun à ces artistes, qui était aussi votre exigence : un esprit de rébellion permanent, une passion pour l’art cinématographique et une proximité étroite avec le cinéma européen et ses maîtres d’alors, TRUFFAUT et ANTONIONI, que vous connaissiez et admiriez.
C’est à cette époque aussi que l’agent, le révélateur de talents que vous êtes, intervient pour rendre possibles des projets de films – manière pour vous de vous glisser déjà dans les habits du producteur – notamment L’Arnaque (The Sting) : aucune allusion, Dieu merci, à votre comportement ultérieur dans les studios…
C’est dans une entreprise mythique (la seule fondée par des artistes : Mary PiCKFORD, Douglas FAIRBANKS, GRIFFITH et CHAPLIN), United Artists, la bien nommée, que vous allez vraiment donner la pleine mesure de vos talents et présider à l’éclosion d’une longue série – encore ouverte – de succès éclatants et d’œuvres marquantes que vous rendrez possibles ensuite tout au long de la grande aventure d’Orion puis chez Tristar, et maintenant avec Phoenix où vous produisez le dernier opus de Martin SCORCESE, Shutter Island.
C’est plus qu’une série de succès, ce sont des émotions durables, partageables, ce sont des valeurs, c’est toute une mythologie dont vous êtes le producteur et c’est pour cela, cher MIKE, que je vous demande d’accepter l’hommage d’un cinéphile qui est aussi ministre de la Culture et de la Communication, comme le témoignage de gratitude d’un pays de cinéma qui se reconnaît dans vos rêves.
Mike MEDAVOY, au nom du Président de la République, et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous remettons les insignes de chevalier dans l'ordre de la Légion d’honneur.