Le patrimoine culturel a toute sa place dans la transition écologique, et il entend le faire savoir haut et fort. C’est, entre autres choses, l’ambition de l’édition 2022 des Journées européennes du patrimoine, un événement conçu par le ministère de la Culture, qui se tient les 16, 17 et 18 septembre dans toute la France, pour montrer, grandeur nature, les mille et une réalités du « patrimoine durable ».
Pourtant, la volonté de protéger le patrimoine culturel et celle de promouvoir la transition écologique ne se sont pas toujours accordées, loin s’en faut. Alors que les enjeux environnementaux sont devenus majeurs, la transition écologique constitue aujourd’hui « un défi positif » pour le monde culturel, a assuré Rima Abdul Malak, ministre de la Culture, le 6 septembre lors de la 7e édition de « Think Culture », en détaillant les cinq axes de son action, dont deux concernent le secteur patrimonial.
Avec ses caractéristiques propres, dont on redécouvre les vertus (matériaux durables, murs épais, stabilité climatique…), comme au regard des enjeux d’aujourd’hui et de demain (installation des panneaux photovoltaïques, artificialisation des sols…), le patrimoine est incontestablement devenu un atout considérable pour la transition écologique.
Avec leur éclairage particulier, trois praticiens de la direction générale des patrimoines et de l’architecture au ministère de la Culture, que nous avons interrogés, reviennent sur les enjeux d’une politique patrimoniale durable, un domaine où les solutions « standardisées » ne peuvent guère prospérer et où il convient de faire appel, avant toute chose, à des compétences éprouvées. Entretien croisé avec Judith Kagan, conservateur général du patrimoine, Jean-Michel Sainsard, jardinier du patrimoine, et Roland Petelkian, architecte-urbaniste de l’État.
Les Journées Européennes du Patrimoine, cette année, vont se dérouler sous le signe du « patrimoine durable ». Comment comprendre ce thème ?
Judith Kagan : L’inscription du patrimoine culturel dans la société s’est toujours faite sous l’angle du développement durable : conserver des bâtiments et des œuvres d’art, c’est les préserver, les transmettre de générations en générations, les mettre en valeur au moyen, parfois, de nouveaux usages.
Ainsi a-t-on réutilisé les abbayes en prisons (Clairvaux, Fontevraud) ou, aujourd’hui encore, des palais abbatiaux en hôtel de ville (Caen, Rouen), et un palais ou une gare en musées (Le Louvre, Orsay). Tout autant que la beauté (intérêt d’art), son usage et sa place dans la société à travers le temps (intérêt d’histoire) sont des critères déterminants pour reconnaître l’intérêt public d’un monument historique.
Du reste, l’esprit des Journées Européennes du Patrimoine est là : ouvrir les portes au public de lieux parfois peu accessibles, et par là renforcer la présence et la permanence du patrimoine culturel au sein de la communauté nationale.
Jean-Michel Sainsard : Du côté des jardins, j’ajoute qu’on n’a pas toujours conscience de la durabilité de ces derniers : elle est extraordinaire. Au point que les jardins sans jardiniers ne disparaissent pas. Certes, les arbres poussent, ils ne sont plus taillés, mais on retrouve toujours, si l’on sait regarder, le modelé, les structures paysagères, trente, quarante ans plus tard.
Roland Peltekian : Les sites patrimoniaux remarquables (il y en a 900 en France) et les biens inscrits sur la liste du patrimoine mondial (label UNESCO, 49 sites en France), sont aussi, bien entendu, déjà très performants. Nous défendons, dans le cadre de nos discussions avec le ministère de la Transition écologique, autour des enjeux de la rénovation thermique, l’idée que les atouts de la ville ancienne doivent être pris en compte dans le choix de solutions adaptées.
Aujourd’hui, toutefois, l’aggravation des dégradations dues au réchauffement climatique crée-t-elle une situation nouvelle ?
Jean-Michel Sainsard : Quand j’étais jeune jardinier, on se demandait si l’on allait planter des essences résistantes au gel. C’était ça, la question du climat. Aujourd’hui, de plus en plus de maladies et le stress hydrique compliquent notre réflexion : comment et quoi replanter ?
Ce que nous préconisons avant tout, c’est la conservation du sol, le soin pour ce qu’on appelle « la dynamique végétale », primordiale pour l’adaptation des végétaux au changement climatique.
À cet égard, notre première expérience de plan de gestion a été le domaine de Champs-sur-Marne. Les bosquets du jardin avaient été détruits par la tempête de 1999. On y a pris le parti d’une simple régénération naturelle. Les bosquets étaient là depuis trois cents ans. On a tout laissé tel que la tempête l’avait dévasté. Il a suffi ensuite de travailler les lisières en palissades, pour redonner du sens à ces bosquets en conservant la biodiversité.
Autre exemple emblématique : la broderie de buis du château de Vaux-le-Vicomte, disparue à cause de la pyrale. Remplacer le buis par des plantes qui l’imitent sans donner le même résultat ? La réponse de Vaux-le-Vicomte est plus élégante : la restauration du parterre a fait l’objet d’un geste éphémère d’art contemporain.
Dans cette affaire, les actions standardisées sont plus inquiétantes que tout. Ce que nous préconisons, c’est d’enrichir les compétences des jardiniers, qui nous permettront d’éviter les plus lourdes erreurs.
Judith Kagan : La question de l’artificialisation des sols peut contribuer à des dégâts importants en cas de tempêtes et pluies, abondantes et soudaines, qui créent des inondations dévastatrices : . Vaison-la-Romaine, Nîmes, Nemours, Montargis… Depuis 1992, les exemples de sinistres affectant les monuments historiques ne manquent pas.
Roland Peltekian : Les sols sont un véritable enjeu urbain. Il faut autant que possible les sauvegarder, aussi dans les villes. Certes, c’est une bonne politique de vouloir densifier les agglomérations, mais il est impératif d’éviter de le faire au détriment d’espaces urbains qui sont encore des sols de pleine terre, et qui méritent de le rester. Nous invitons les villes à sacraliser les sols là où se trouvent un corpus végétal et de grands arbres.
Judith Kagan : Le patrimoine culturel n’est pas antinomique de la défense de la nature. Dans le cas de la restauration de la continuité écologique des cours d’eau, l’enjeu des études à mener en amont est, par exemple, de permettre aux poissons de remonter les rivières, tout en prenant en compte les aménagements historiques d’intérêt patrimonial : les biefs, les moulins, les ponts ou encore les aménagements hydrauliques dans les jardins.... Les chantiers de restauration prennent en compte le respect de la biodiversité.
La politique interministérielle, pour favoriser le développement durable, ne cesse de se renforcer. Le ministère de la Culture y contribue par son expertise. Concrètement, qu’apporte-t-il à la cause commune ?
Roland Peltekian : Dans les sites patrimoniaux, les architectes des bâtiments de France donnent un avis conforme qui permet d’accompagner un projet. Cela représente presque un millier de territoires situés dans les villes et aux abords des monuments historiques, soit seulement 6 % environ du territoire français.
Or, dans les centres anciens, on ne peut se plier à l’injonction d’isoler toutes les maisons par l’extérieur, sous prétexte que ce serait un moyen sûr d’éviter les ponts thermiques. Encapsuler ainsi complètement les bâtiments fait qu’ils ne respirent plus, qu’ils s’abîment en conséquence et devront être restaurés à moyen terme.
Par ailleurs, le double vitrage contemporain ne s’impose pas comme la meilleure solution dans des bâtiments patrimoniaux. Par exemple, plutôt qu’un double ou triple vitrage inscrit dans une menuiserie dissonante, l’on peut installer deux fenêtres dans la feuillure de la baie. En travaillant plus finement les caractéristiques d’un bâtiment, on lui donnera sur le long terme une durabilité plus grande.
Quant aux panneaux photovoltaïques, certes, ils sont bienvenus dans les centres anciens, mais à condition qu’ils « rencontrent » le site. L’ordonnancement qui les a précédés obéit à des règles précises. Et pour respecter ces règles, on peut travailler sur la teinte des panneaux, et leur forme. On peut envisager de les encastrer dans la toiture. Les entreprises doivent se montrer capables de réorienter le produit industriel, pour adapter cette approche spécifique à la préservation du patrimoine. Elles comprennent très bien l’intérêt de développer ces « produits de niche », dont la production est locale et susceptible de leur fait gagner des nouveaux marchés.
Jean-Michel Sainsard : Rappeler les techniques, c’est fondamental. Non pas par traditionalisme, mais par souci d’économie, d’efficacité et de bon sens. On voit par exemple, aujourd’hui, des agglomérés de fibres végétales, estampillés « bio » servir de matériau pour les allées de jardin. On nous propose de remplacer ainsi des allées qui se trouvent là depuis trois cents ans. Or ces agglomérés durent une dizaine d’années. A l’échelle d’un jardin ou d’une ville, dix ou même quinze années ne sont rien. L’expertise patrimoniale a ici un rôle à jouer, en rappelant, par exemple, que l’allée d’Apollon, à Versailles, faite en 1680, est toujours en place.
Judith Kagan : D’où notre propos récurrent : pour chaque projet, il faut que des hommes et des femmes de l’art soient réunis, qu’ils mesurent l’impact d’une intervention avec des gens de métier, compétents, formés à une prise en compte globale. Étudier avant d’agir, documenter ce qu’on a étudié, identifier plusieurs solutions, prendre des décisions de manière collégiale.
Pour y parvenir, il faut s’assurer que les spécialistes, dans chaque métier, soient recrutés, conservés, formés en continu.
Au sein du ministère de la Culture, plusieurs institutions de formation se sont saisis de la problématique du développement durable. Voyez l’offre de formation de l’INP (séminaire de recherche autour du développement durable) ou celle de la Cité de l’architecture et du patrimoine (Amélioration énergétique et environnementale du bâti). Notre journée professionnelle annuelle « conservation-restauration » de 2021 portait sur le thème « Conservation-restauration et environnement. Adaptons nos pratiques! »… Toutes ces manifestations rassemblent les personnels de l’État ou des collectivités, les entreprises et leurs associations professionnelles (GMH -Groupement des entreprises monuments historiques, FFCR - Fédération des professionnels de la conservation restauration, Groupement des facteurs d’orgue)… et les associations de sauvegarde, très présentes sur le sujet (Sites & cités remarquables, Fédération patrimoine et environnement, Maisons paysannes de France…). Les guides pratiques utiles à tous ont fleuri sur la toile…
Les villes sont aussi concernées par des projets très ambitieux de végétalisation, que les canicules récentes rendent encore plus pressants. Quel impact peut avoir ce qu’on appelle parfois une « forêt urbaine » sur le patrimoine culturel ?
Jean-Michel Sainsard : Il y a déjà pas mal de temps qu’on ne plante plus des arbres de première grandeur en ville, (c’est-à-dire de grands arbres) et c’est très dommageable. Poiriers ou cerisiers relèvent d’une vision à court terme (un arbre se plante pour 200 ans) et d’une mécompréhension du combat urbain contre la chaleur et la sécheresse…
Roland Peltekian : Aujourd’hui, un travail de réflexion est mené par le gouvernement et les collectivités, quant au rôle que la ville peut jouer pour préserver la biodiversité et répondre aux épisodes caniculaires. Seulement établir une canopée végétale sur les toitures, élever des murs végétaux, c’est très difficile techniquement, faute de sol de pleine terre.
Les schémas régionaux de cohérence écologique mis en place par le ministère de la Transition écologique sont intéressants et pertinents. Ils déterminent de grands corridors (« trames vertes » boisées, « trames bleues » autour d’un fleuve) sur lesquels circulent bon nombre d’espèces animales et végétales qui induisent de grands flux de diversité biologique. Quand ces corridors arrivent dans les zones urbaines, l’enjeu est de maintenir ces continuités sur des structures paysagères fortes, jusqu’au cœur de la ville, si possible.
Maintenant, dans ces secteurs urbains, un patrimoine a été hérité. Parfois, le couvrir de végétal n’a pas grand sens, quand ces espaces ont connu une sédimentation culturelle et historique très forte. Les quais de Seine à Paris, par exemple, comprennent des milieux minéraux qui assurent la survie de plantes rudérales (un espace « rudéral » est un milieu modifié du fait de la présence et de l’activité humaine). Ces plantes s’accrochent aux murs et comprennent des espèces protégées. Il n’y a aucune raison de les sacrifier.
Jean-Michel Sainsard : Réintroduire la nature en ville reste un geste très technique qui ne peut pas toujours nous suffire. L’aspect culturel et artistique fait trop souvent défaut. Concernant les jardins, nous n’attendons pas seulement une réponse horticole, mais une réponse paysagère sur ces espaces. Et il n’y a pas contradiction, au contraire ! Les études récentes faites à Versailles et Villandry, jardins à la française, réguliers, ont mis en évidence leur grande richesse en biodiversité.
Judith Kagan : Le patrimoine culturel, mobilier ou immobilier, dispose de biens des qualités pour répondre aux défis du changement climatique. Pour autant, il convient de disposer des compétences adaptées pour révéler et magnifier ses qualités, d’où l’enjeu de disposer de professionnels formés et en nombre suffisant sur le long terme. Les chantiers peuvent être ainsi des vitrines, où l’on vient voir ce qui a été fait avec succès, pour tenter de le reproduire ailleurs, dans le souci de développer les ressources locales.
Roland Peltekian : La rénovation thermique des centres anciens ne se fera pas sans discernement. Les enjeux, ici, ne sont pas seulement touristiques et économiques. C’est surtout une question d’ancrage, la question même du vivre-ensemble. Sur des territoires qui conservent une certaine tenue et une dimension socio-historique, la vie sociale prend racine.
Les JEP 2022 : au cœur d’un sujet qui nous concerne tous
Préparez vos visites de ce week-end en surfant sur notre carte interactive ! Et pour fouiller un peu plus, n’hésitez pas à consulter l’espace visiteurs de notre site dédié.
N’hésitez pas non plus à vous inspirer du public scolaire, qui, avec l’opération « Levez les yeux ! » (Vendredi 16 septembre, en partenariat avec le ministère de l’Éducation nationale), s’intéressera, en compagnie des professeurs, à cet aspect passionnant du patrimoine : son caractère exemplaire sous l’angle du développement durable.
Cette année, en effet, du 16 au 18 septembre 2022, les Journées Européennes du Patrimoine ont à cœur de souligner auprès du public la dimension environnementale et durable de la conservation du patrimoine : réflexion sur les pratiques, conservation et optimisation des savoir-faire, réemploi et matériaux naturels, valorisation du patrimoine immatériel, développement économique et touristique des territoires, dynamisation des centres anciens et réflexion sur les conditions du vivre ensemble…
Une mine d’informations précieuses : le ministère de la Culture met à la disposition du public et des professionnels du patrimoine son portail « Monuments et sites », qui consacre plusieurs pages importantes aux problématiques liées aux thèmes environnementaux dans les bâtiments et sites patrimoniaux : performance énergétique, économies d’énergie, panneaux photovoltaïques, éolien, biodiversité, cours d’eau. On y retrouvera toutes les informations, les guides et les actions menées par les professionnels des monuments historiques dans la conduite des chantiers.
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