Courir les rues, Fendre les flots, Battre la campagne. En quelques mots, le génial Queneau avait résumé par avance l’ambition du Printemps des Poètes. Pour sa 27e édition, cette manifestation revendique en effet un unique et splendide objectif : faire vibrer la poésie pour tous et partout. Elle déferle dans les écoles, dans les librairies, les bibliothèques, les médiathèques, les espaces culturels. Elle se donne à lire dans les gares, dans le métro, les hôpitaux, les prisons. Une belle coulée rougeoyante de roches en fusion. C’est l’image en effet qui s’impose en 2025, avec une thématique en forme de haïku :
La poésie. Volcanique
Tout le monde n’a peut-être pas encore aperçu combien la poésie contemporaine est un art proche des gens. Et pourtant, la déclamation en public ne cesse de se développer aujourd’hui. Elle s’ouvre à « l’indiscipline » avec bonheur, dans des performances qui conjuguent musique, danse, lumières, vidéos… De plus, elle parcourt les espaces ruraux tout autant que les espaces urbains. Elle les enchante et réenchante avec les mots. Dans l’espace rural, notamment, la sensibilisation des publics ne se fait pas en un jour, mais par un patient travail d’enracinement local d’une part, et de rayonnement d’autre part. Ce qui fait vivre, en effet, un public de proximité situé loin des grands centres urbains, c’est à la fois l’ancrage, la circulation, la relation, le rendez-vous, le voyage.
Dans ce premier article, nous allons à la rencontre d’Anna Serra, qui depuis, cinq ans, restaure, dans un village situé dans le parc naturel du Morvan, une ferme que la poésie habite et d’où elle brille. La poétesse y prépare la scénographie d’une performance qui sera donnée le 29 mars, La Perle du cratère, par les auteurs Margot Galatée et Emanuel Campo, avec une proposition lumière de Bertrand Duval et les installations sonores de Nicolas Bralet. De quoi fissurer la croûte livresque.
Amplifier l’expérience poétique
« Je me sentais appelée. Un lieu m’attendait quelque part dans la nature, pour faire vivre la poésie. Un sanctuaire pour amplifier l’expérience du poème. » Une maison qu’Anna Serra, poétesse et performeuse, après avoir quitté Paris et repris ses chemins d’itinérance poétique depuis ses Pyrénées natales, finit par trouver en 2020 à Montigny-Saint-Barthélémy, en Côte d’Or, près de Semur-en-Auxois. C’est une ferme où des artistes croates et bosniaques ont vécu autrefois : ils accueillaient une communauté de réfugiés d’ex-Yougoslavie. On y peignait, on y gravait, on y tissait, on y exposait. Et au-delà encore, c’est deux cents ans d’activités paysannes qui séduisent Anna : four à pain, grange, bûcher, étable… « Le site dégage un merveilleux propre au conte. Il parle… On y entre comme dans un poème. »
Pendant cinq ans, avec peu de moyens et beaucoup d’entraide, elle mène de front le chantier de rénovation et la renaissance poétique de cette « Perle ». D’emblée, le lieu attire. « Les gens d’ici se sont sentis concernés par la ferme. Ils sont venus m’aider : artisans, agriculteurs, permaculteurs, et autant de voisins qui ne connaissaient rien à la poésie. Une dynamique s’est créée qui a formé un public local très divers. Ils se sont approprié ce projet, parce qu’ils ont trouvé leur place pour contribuer à ce que j’appelle son « élévation ».
« Et comme je m’intéresse à beaucoup d’artistes, grâce aux lectures publiques que je fais depuis longtemps en pays francophones, ceux-ci sont venus de partout sur nos chantiers participatifs. Ils savaient qu’ils se rencontreraient là, certes, autour de truelles, mais aussi autour de leurs expériences artistiques, et pour un projet qui, eux et moi, nous regarde au premier chef.
« Aujourd’hui, le réseau s’est enraciné localement : j’ai créé une petite communauté de femmes, qui vivent à 20-25 km à la ronde, qui viennent régulièrement m’aider à entretenir le site et préparer les espaces associatifs.»
Expérimenter l’oralité du poème
Ecosystème végétal, minéral, animal, la ferme de la Perle est donc aussi un écosystème d’amitiés et de solidarités, entre les vivants de toutes les espèces, y compris l’humaine. « La Perle est un lieu de résistance à l’appauvrissement du vivant comme à l’appauvrissement de l’esprit. Chaque événement est un moment d’hospitalité magique, qui s’adresse aussi aux hérissons, serpents, insectes, batraciens et aux arbres. En faisant vivre la poésie nous faisons vivre un art propre à nous replacer à notre juste place dans le vivant. Cela commence avec l’élargissement d’un « je » à un « nous ». La singularité du site nous rend ainsi sensible à une philosophie de la vie. C’est là que la ferme s’enracine dans le poétique : j’appelle ça un éco-système « poé-éthique ». »
Dans cet écrin, on vient vivre la poésie, c’est-à-dire vivre des mots incarnés par leur propres poètes, écouter leur corps et leur voix vibrantes. « Le poème fait circuler les émotions, le non-dit, le commun, le méconnu. Il diversifie l’imaginaire. Le corps lui-même est transformé par le poème et la voix. En retour, il lui donne toute son ampleur. Et le lieu lui-même renforce cette amplification. Il nous est donné alors de vivre, pour ainsi dire, une expérience véritable d’élargissement de l’être. C’est une autre manière de prendre l’air – un autre air. »
Car déclamer est un art vivant qui s’est reconstruit pour notre temps. « Pour apprécier la poésie, il faut ouvrir toutes les oreilles de son corps. Y parvenir demande au poète de favoriser l’écoute, en faisant appel aux mots, mais pas seulement, car ceux-ci ne sont pas seuls à la racine des effets poétiques. Un poème est un acte d’énonciation que soutient un art respiratoire. Lire la poésie, en effet, demande d’y inclure les silences sans lesquels il n’y a pas de rythme. A l’origine le poème est un art vivant lié à la danse, au cadre du théâtre, à une itinérance, à un rassemblement – au corps. La Perle défend ainsi les nouvelles formes scéniques de la poésie, parce qu’elles sont ses nouvelles – et ses plus anciennes – formes esthétiques. A telle enseigne que le public souvent me dit qu’après la performance il comprend comment aborder les poèmes dans un livre. C’est qu’il en a saisi le rythme et, encore une fois, il en a perçu les silences. »
Un public mobile
« Venir à Montigny-Saint-Barthélémy suppose qu’on s’est écarté de la route passagère : venir en poésie aussi. Le public d’ici est le reflet de ma propre humanité. Je suis curieuse des gens qui m’entourent. La rénovation de la ferme a été un prétexte pour des rencontres diverses, notamment avec la Maison du parc naturel du Morvan. Je m’intéresse également à tous les réseaux du pays : réunions d’artistes, soirées privées, dans des maisons de la campagne ou autres lieux propices auprès du feu, ateliers de danse etc. Je donne enfin des ateliers d’écriture plus loin, à Vézelay, et je travaille beaucoup avec les scolaires.
« C’est tout un arpentage du territoire qui crée le public. Mais pour autant, je n’aime pas parler de public rural, car le clivage urbain / rural est la porte d’entrée aux préjugés. A force de rencontrer tant de gens si divers, je peux vous dire que, certes, il y a un espace urbain et un espace rural, mais, quant au public, il se déplace d’un espace initiatique à l’autre. C’est pourquoi je n’ai jamais imaginé sortir de mon exigence de programmatrice : m’intéresser aux artistes locaux tout autant qu’inviter des poètes qui viennent de loin, voire de très loin, qui vivent un engagement très fort et viennent enrichir mes propres recherches sur les écritures orales contemporaines.
« Et je peux me permettre cette exigence esthétique sans avoir peur d’intimider les personnes qui n’y connaîtraient rien, précisément grâce à ce lieu qui me soutient, cette ferme toute simple, chaleureuse et humaine. Au pire, si on n’apprécie pas les poèmes, on aime l’ambiance et le repas partagé, on aime le pain qui sort du four, on aime faire le tour du jardin. Le public revient : c’est le meilleur des jugements. »
Des événements à proximité de chez soi
La 27e édition du Printemps des Poètes est une manifestation unique au monde. Elle propose une dynamique commune et des rendez-vous fédérateurs. Rompant avec la centralisation, elle encourage les professionnels du livre et les amateurs de poésie à organiser des événements. Elle se tiendra du 14 au 31 mars 2025, avec pour marraine Ariane Ascaride et parrain Hippolyte Girardot.
La Sainte-Chapelle et le Centre des monuments nationaux accueilleront ces derniers, en compagnie d'un guitariste, le 27 mars 2025, pour lire, comme il se doit, des vers volcaniques.
A noter également : l’Arc de Triomphe, Le Centre des monuments nationaux, le Centre Wallonie-Bruxelles et Wallonie-Bruxelles International organisent un spectacle en immersion binaurale (voix et formes multiples de la poésie contemporaine de France et de Belgique), le 14 mars 2025, sous l'Arc de Triomphe à Paris, avec la participation des poètes Lisa Debauche, Carl Norac, Victor Malzac, Baptiste Pizzinat et Esther Tellermann.
A l'abbaye de Caunes-Minervois, le 18 mars 2025, aura lieu une lecture musicale en français et en occitan, avec les poètes Alexis Bernaut, Benjamin Guérin et Aurélia Lassaque, et le musicien Julien Lagrange.
Tous les événements sont à retrouver sur l'agenda du Printemps des Poètes.
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