Cher Alain Mabanckou,
Vous êtes né à Pointe-Noire, au Congo, en 1966.
Pointe désigne l’extrémité amincie et aiguë d'un objet de forme allongée, mince et rigide, pouvant piquer, percer, mais aussi graver ou tracer ; le mot appelle donc l’écriture.
Pointe désigne aussi le trait d’esprit, l’humour, parfois acéré, l’ironie voire l’insolence ou l’impertinence.
Pointe évoque encore le porc-épic, sa robe pleine de piquants et ses mœurs nocturnes.
J’évoquerai donc ce soir les pointes de votre vie.
Vous avez grandi dans une ville portuaire, une ville-carrefour, une ville monde. Une ville qui comme son pays a été pourtant privée de télécommunication pendant cinq jours lors des dernières élections.
Enfant unique pour des raisons économiques, vos parents, sont des repères, auxquels vous avez rendu hommage dans Lumière de Pointe-Noire en 2013.
Personne ne parle le français à la maison. Vous découvrez le français à travers les livres et la littérature grâce aux San Antonio abandonnés par les coopérants français dans leur chambre d’hôtel, où travaille votre père. On ne dira jamais assez l’apport de la littérature de gare à la littérature tout court.
Après un baccalauréat littéraire, vous obtenez une bourse octroyée par le gouvernement congolais pour poursuivre vos études de droit.
Àl’âge de vingt-trois ans, en 1989, vous venez alors en France afin d’étudier le droit des affaires à l’université Paris-Dauphine.
Vous parlez alors le français de ceux qui l’ont choisi ; une langue exigeante et soutenue qui vous vaut « l’admiration des filles », comme vous le dites ; et je veux bien le croire.
Après un DEA de droit, on vous retrouve ensuite pendant dix ans conseiller juridique à la Lyonnaise desEaux.
En 1998, vous publiez votre premier roman, Bleu-blanc-rouge, dans la collection PrésenceAfricaine, couronné par le Grand Prix littéraire de l’Afrique noire. Vous êtes donc venu à la littérature non pas par vos études mais par votre goût de la lecture et votre travail sur la langue française.
Vous n’avez, depuis, cessé de publier avec une grande régularité, tant des essais, des recueils de poésie que des romans.
Vous avez reçu de nombreux prix littéraires, dont le Renaudot pour Mémoires de porc-épic en 2006 publiés au Seuil – porc-épic qui révèle au grand public vos talents de splendide conteur – ou le Grand Prix de l’Académie française en 2012 pour l’ensemble de vos romans et essais.
Saluons ici votre principal éditeur, les éditions du Seuil, dont je remercie le Président directeur général, cher Olivier Bétourné, d’être avec nous, et tous les journalistes présents, qui vous ont accompagné et continuent de défendre vos livres, jouant un rôle indispensable, de prescripteur auprès du public.
Dès vos premiers écrits, vous vous êtes dépeint comme un migrant.
Vous vivez aujourd’hui entre trois continents, l’Afrique, l’Europe et lesÉtats-Unis.
Comme James Baldwin auquel vous avez rendu hommage dans une biographie intitulée Lettre à Jimmy (2007), vous vous définissez avant tout comme écrivain avant d’évoquer votre double nationalité franco-congolaise.
De cette condition itinérante, de ce vagabondage, naît une inquiétude qui, selon vous, « fonde toute démarche de création », comme vous l’avez écrit dans votre essai Ecrivain et oiseau migrateur paru en 2011.
Vous refusez l’assignation identitaire – en refusant par exemple d’être édité dans la collection Continents noirs, chez Gallimard – voire d’écrivain francophone – en signant ce qui devait être l’acte de décès de la francophonie avec le manifeste Pour une littérature monde, en 2007 – tout en endossant, ailleurs, ce même habit, à l’Université de Californie à Los Angeles, la prestigieuse UCLA, où vous enseignez, en français, ladite littérature francophone, dont vous pourriez être considéré l’un des plus éminents représentants…
Ce n’est pas Madame Michaëlle Jean qui me démentira. Ni Dany Laferrière, dont je salue la présence, et que j’ai tant aimé voir reçu à l’Académie.
Vous devenez alors cet ambassadeur au verbe crépitant d’une culture et d’une langue reçues par la colonisation certes mais, pour vous, choisie et conquise par le travail et le talent.
Cher Alain Mabanckou, pourquoi ai-je souhaité personnellement vous rendre hommage ce soir ?
En 2012, vous avez publié Le sanglot de l’homme noir, qui reprend, à la couleur près, le titre de l’ouvrage de Pascal Bruckner sur la repentance européenne.
Sans contester les souffrances qu’ont subies ou subissent les Noirs en tant que Noirs – et on pense aujourd’hui au combat aux États-Unisdes Black Lives Matter – vous contestez la tentation toujours présente de réduire l’identité de chacun à l’une de ses appartenances et tenez en cela un discours universel.
Vous précisez à cet endroit ce qui représente à mes yeux la pointe la plus acérée de votre signature : « Je suis noir, muni d’un passeport français et d’une carte verte. Qui suis-je ? J’aurais bien du mal à le dire mais je refuse de me définir par les larmes et le ressentiment. »
Vous prônez avec humour et érudition une éthique de responsabilité et une lucidité nécessaire au progrès pour l’avancée réelle des droits.
En mai 2015, vous avez remis à New York le prix Courage et Liberté d’expression organisé par l’association mondiale d’écrivain PEN au journal Charlie Hebdo.
Récompense qui a provoqué l’ire de plus de 200 écrivains et non des moindres : RussellBanks, Joyce Carol Oates, Michael Ondaatje, pour ne citer qu’eux.
Arguant que les caricatures peuvent être interprétées comme, je cite la pétition de ces auteurs, « la cause d’une souffrance et d’une humiliation pour les populations musulmanesen France » ces auteurs ont déclaré qu’il y avait une différence « entre soutenir une liberté d’expression qui va à la limite de l’acceptable, et récompenser une telle liberté d’expression. »
Vous avez réagi. Là aussi, pour pointer la victimisation bien-pensante qui se déploie.
Dans cette tribune publiée dans le journal L’Express vous notiez en outre que cette querelle s’appuyait curieusement sur ce que les auteurs nommaient « l’arrogance culturelle française ».
« L’arrogance, je dirais l’impertinence ou l’insolence intellectuelle, elle est dans la nature française, et il n’y a pas de France sans arrogance » avez-vous alors osé.
Et de rappeler : « Si l’écrivain écrit aujourd’hui en toute indépendance, il ne devrait pas perdre de vue que, bien avant lui, des femmes et des hommes de courage ont versé leur sang pour ce droit aujourd’hui de plus en plus menacé : la liberté d’expression. »
Évoquantle prix de cette impertinence, de cette indépendance, de cette liberté donc, plutôt que de cette arrogance, vous songiez certainement à Voltaire, Rousseau, Daoud, Beauvoir, Desforge, Duras, Sade, Sansal et j’en passe.
C’est à la suite de cette tribune que le Président du PEN club, Andrew Salomon, vous a demandé de remettre en personne le prix à Charlie Hebdo. Ce que vous avez fait lors du Gala du Pen Club à New York, il y a un an, le 5 mai 2015.
Vous êtes cette année titulaire de la Chaire de création au Collège de France, où vous avez prononcé votre leçon inaugurale, « Penser et écrire l’Afrique noire », le 17 mars dernier.
Vous êtes le premier écrivain à bénéficier d’une telle invitation et votre cycle d’enseignement s’intitule « Lettres noires : des ténèbres à la lumière ».
« Je ne rentre pas tout seul au Collège de France, avez-vous déclaré lors de cette Leçon, je rentre avec la voix de Senghor, avec la voix de Césaire, de Sony Labou Tansi ».
Avant de préciser : « En 1530, année de la création du Collège de France, je n’existais pas en tant qu’être humain, j’étais encore un captif et, en Sénégambie par exemple un cheval valait de six à huit esclave noirs….. »
Ce qui a remis en place les idées de l’auditoire mais sans que vous ne souhaitiez tirer de conséquence de cette réalité historique qui est mais qui ne résume rien.
Cher Alain Mabanckou,
Si j’ai été un peu longue c’est qu’il me fallait insister sur ce qui à mon sens fait le sel de votre travail : revendication mais liberté par rapport aux racines, connaissance de son identité mais lucidité face aux idées préconçues, érudition, recherche, travail.
Autrement dit, défiance et distance vis-à-vis des identités meurtrières, rejet des simplifications.
Contre elles, vous avez choisi d’habiter l’écriture, ce réseau de minuscules pointes noires, les lettres, les mots, les virgules, les points d'exclamation, grâce auxquels on dit qu’une page est lisible.
Pointes de la raison et de l’esprit dont je parlais au commencement.
La France se veut – qu’elle y arrive plus ou moins bien est un autre débat – la patrie de la libre pensée et de la littérature. Elle vous sait gré d’avoir accepté de contribuer à la vie de sa langue et au débat des idées, jusqu’à son Saint des Saints, le Collège de France.
Vous le faites avec une élégance intellectuelle [et vestimentaire] qui fait partie de la leçon. Pour toutes ces raisons, je suis particulièrement heureuse, cher Alain Mabanckou, de vous faire, aujourd’hui,Officier de l’ordre des Arts et des Lettres.