Du 15 au 17 septembre, la 9e édition des Journées du Matrimoine a choisi de mettre en lumière, Assia Djebar (disparue en 2015), l’écrivaine et réalisatrice franco-algérienne, élue membre à l’Académie française en 2005. Cette grande figure intellectuelle a mis au cœur de ses œuvres les thèmes de l'émancipation des femmes et l'Histoire et l'Algérie.
En 2015, le Mouvement HF a mis en place les Journées du Matrimoine en écho aux Journées du Patrimoine. Depuis, l’association HF Île-de-France, soutenue par DRAC, met tout en œuvre pour réunir Matrimoine et Patrimoine afin de remettre à l’honneur des femmes de culture oubliées et célébrer "cet héritage culturel commun" par la création d'une seule Journée. Cette association repère les inégalités entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture, se mobilise contre ces discriminations et participe à la mise en place d’actions positives concrètes.
Que sont les Journées du Matrimoine ? Quelle place la manifestation a-t-elle pris au fil des éditions en Île-de-France ? Pourquoi est-il important de parler de "matrimoine" ?
Le mot "matrimoine" n'est pas un néologisme, il existe depuis le Moyen Âge, redécouvert par Aurore Evain, chercheuse et metteuse en scène, il signifie l’héritage des mères. L'enjeu du Matrimoine est de revaloriser l’héritage des créatrices et du passé qui ont construit notre histoire culturelle, de les rendre visibles et de leur redonner la place qu'elles n'auraient jamais dû perdre si l'histoire ne s'était écrite au masculin.
"Les femmes et en particulier les créatrices, n'ont pas la place qu'elles méritent dans notre histoire"
Ces femmes ont été autrices, poétesses, musiciennes, compositrices, peintresses, sculptrices, cinéastes, artistes, souvent de leur vivant très reconnues, mais une fois mortes, oubliées ... voire, pour certaines, volontairement effacées. Leurs œuvres n’ont pas été transmises aux générations suivantes ou bien ont été récupérées par les hommes de leur entourage (mari, père ou frère ...).
Pourtant ces femmes ont créé et joué un rôle dans notre héritage culturel. Sortir ces créatrices de l’oubli et les célébrer, c'est faire acte de militance féministe, démontrer qu'à toutes les époques, comme encore aujourd'hui, les femmes et en particulier les créatrices, n'ont pas la place qu'elles méritent dans notre histoire.
Porteuses de projets 2023 © Django
Pour l’association HF Île-de-France, dont la vocation est de repérer les inégalités femmes-hommes dans les arts et la culture, il est important de mieux comprendre le présent en se tournant vers le passé.
Depuis 2015, date de la 1ère Édition, on peut constater des effets "Matrimoine"
- La réparation de l’histoire des arts et de la culture, amputée jusque-là, en offrant une filiation réelle et puissante aux créatrices du présent.
- Un foisonnement d’initiatives artistiques, autour du Matrimoine de la part des artistes d'aujourd'hui et des lieux de la culture.
- La participation toujours plus importante de nombreuses collectivités aux Journées du Matrimoine avec ou sans le mouvement HF
- L’évolution du nom des Journées Européennes du Patrimoine en Journées Européennes du Matrimoine et du Patrimoine par quelques collectivités et villes :dans plusieurs arrondissements de Paris, en particulier le 14ème et en Ile de France, Bobigny, Montreuil, Châtillon et Pantin et le département de la Seine Saint Denis
- Une amplification de la couverture médiatique et une compréhension et une curiosité croissantes de la part du grand public
Le matrimoine est aujourd'hui une notion parfaitement admise et qui est entrée de plain-pied dans le champ des politiques culturelles, accompagnée à juste titre par les pouvoirs publics. Quels constats faites-vous quant à la place du matrimoine aujourd'hui ?
Le Mouvement HF aimerait constater avec vous que la notion de Matrimoine est parfaitement admise et entrée dans le champ des politiques culturelles. Certes, il est vrai que nous n’entendons plus explicitement des attaques ou des propos de légitimation à l’encontre du mot Matrimoine ou de son contenu comme ce fut le cas avant le formidable mouvement #metoo, notamment lorsque nous le faisions connaître sur la base des travaux de chercheuses ou autrices, comme ceux d’Aurore Evain (cf l’article "vous avez dit "matrimoine" ?", 23 novembre 2017).
Mais le Matrimoine n’est pas encore inscrit ni dans le langage, l’espace et l’opinion publiques ni dans la politique culturelle nationale et locale. Pire encore, de trop nombreuses institutions culturelles ignorent le Matrimoine dans leur réflexion et action culturelles ou alors d’autres se contentent de laisser l’initiative à des collectifs militants comme le Mouvement HF. On peut déplorer qu'en 2023, trop rares sont les villes qui présentent les journées européennes du matrimoine et du patrimoine : Nantes, Rennes, Rouen et Bordeaux et le département de Seine Saint Denis.
C’est d’ailleurs les raisons pour lesquelles le Mouvement HF a décidé de lancer le 18 juillet 2023, à l’occasion d’une table ronde organisée à la Maison Jean Vilar au festival d’Avignon une pétition, pour demander que les journées du patrimoine deviennent les journées européennes du matrimoine et du patrimoine, l’inscription du Matrimoine, au même titre que le Patrimoine, dans les programmes scolaires et universitaires et dans l’espace public, la généralisation de l’éga-conditionnalité des aides et des subventions publiques auprès des structures et des lieux culturels afin de soutenir et garantir le Matrimoine du futur.
Parlez-nous de la dynamique impulsée grâce aux actions de HF sur le matrimoine en Île-de-France, qui fédère à la fois le monde de la recherche, celui de la culture, et tout le tissu associatif impliqué sur cette question ?
Dès les 1ères éditions, nous avons eu le soutien du public. Au départ, ce furent des femmes du milieu culturel, heureuses de voir dans ces créatrices du passé, des aînées, des modèles. S’est alors créée une véritable sororité entre générations qui fait du bien. Le matrimoine était le chaînon manquant entre le passé et leur présent. Puis très vite le public s’est élargi à des femmes, des hommes, non professionnel-les de la culture, des enfants. 99% de celles et ceux qui découvrent le matrimoine sont convaincus et regardent alors le monde avec un œil neuf et se demandent, avec nous : "où sont les femmes ?" Et puis grâce au mouvement #metoo, des artistes, des lieux culturels, des autrices se sont emparées de ce matrimoine de plus en plus incontestable.
"Ce qui est assez remarquable, c’est la passion et l’engouement du public pour ces créatrices"
Pour cette 9e édition nous avons innové. Dès l’automne 2022, nous avons réuni les collectivités locales pour leur demander d’entrer dans le mouvement en proposant un projet et/ou un lieu. Résultat, 5 communes sont dans notre sélection : Châtillon, Saint-Denis, Pantin, Bobigny, Montreuil. Nous voulons amplifier dans les prochaines années cette dynamique des collectivités locales pour qu’elles inscrivent le matrimoine durablement et toute l’année dans leurs politiques culturelles : conservatoire, lieu culturel, évènementiel, etc… Elles disposent forcément sur leur territoire de figures féminines invisibilisées ou mal connues qui ont œuvré pour l’intérêt ou le rayonnement de la commune.
Depuis 2015, nous constatons aussi un foisonnement d’initiatives littéraires, évènementielles, muséales sur ou autour du Matrimoine, au-delà du Mouvement HF. Il existe aussi une multiplication des Journées du Matrimoine sur le territoire français et au-delà des frontières (Bruxelles, Liège, Genève, Monaco, Montréal,…).
Ce qui est assez remarquable, c’est la passion et l’engouement du public pour ces créatrices. Un public, de plus en plus mixte, intergénérationnel souvent surpris puis conquis par ces œuvres. Mieux encore, après avoir pris connaissance et conscience du Matrimoine , il devient curieux pour lire, écouter, regarder des œuvres de femmes. L’effet Matrimoine est alors en marche.
Enfin, nous réfléchissons aussi à susciter la recherche sur le Matrimoine dans les universités. Ces travaux permettront de poursuivre ce travail trop souvent bénévole de mise en lumière des créatrices dans l’histoire des arts.
Quelles grandes figures oubliées ont retrouvé la lumière grâce à votre travail ?
On sait très bien que ce qui n'est pas nommé pas, n’existe pas. Il est donc important de nommer ces créatrices oubliées et de faire en sorte qu'elles prennent place dans notre histoire, dans les livres, dans l'espace public pour être connues du plus grand nombre.
Roberta Gonzalez, Charlotte Delbo, Louise Farrenc, Édith Girard, Alice Guy...
Elles sont quelques 500 à figurer sur le site Matrimoine.fr. On ne peut pas les citer toutes, mais on peut évoquer les figures des dernières éditions Roberta Gonzalez, peintresse du 20e siècle , ayant dû s'affranchir de son statut de "fille de" et "femme de" pour affirmer un style très personnel, original et libre.
Charlotte Delbo, autrice et résistante et pas seulement l'assistante de Louis Jouvet Louise Farrenc, compositrice, pianiste qui a réussi à obtenir un salaire égal à celui de ses collègues masculins au Conservatoire de Paris au milieu du 19e siècle Édith Girard, architecte, pionnière du renouveau architectural des années 80, elle aura bientôt son allée à Paris. Alice Guy, est la première réalisatrice de fiction au monde, elle a fait toute sa carrière à Hollywood, de retour en France, on ne la (re) connait plus. Heureusement , livres, films et BD commencent à raconter son histoire unique et exemplaire et depuis 2018, le Prix Alice Guy dont HF-Ile de France est partenaire récompense un film réalisé par une femme.
Charlotte Delbo © Ariane Mestre
Comment se présente l’édition 2023 ? Quels sont les temps forts ?
Dans les 21 événements gratuits prévus à Paris et en Ile de France, seront présentées plus de cinquante créatrices mises en lumière par une trentaine d'artistes :
Parmi les événements marquants :
- Le Concert piano-voix : LaboR Labé Piano-voix : Agnès Guipont, musicienne, autrice. Mise en musique d’une douzaine de sonnets de Louise Labé (1524-1566), poétesse française majeure du XVIe siècle. Samedi 16 et dimanche 17 septembre à 16h, Espace des Femmes, 35 rue Jacob – 75006 Paris
- Le théâtre chanté de Séverine (1855-1929) , la première femme à diriger un quotidien (le Cri du Peuple). Elle pratique un journalisme d’investigation avant l’heure. Autrice très prolifique à la plume engagée et passionnée, elle signera des milliers d’articles. Abolitionniste de la prostitution, elle lutte pour l’IVG et le droit de vote des femmes. Samedi 16 à 14h30 et le dimanche 17 septembre à 17h, Temple Protestant, 18 bd Arago - 75013 Paris
© Ariane Mestre
-Parcours architectural : dans les pas de Marguerite Moinault , l’une des premières femmes à avoir obtenu un diplôme d’architecte en France. Samedi 16 et le dimanche 17 septembre à 11h30, 65-67, rue des Archives - 75003 Paris à l'angle de la rue parcours ponctué d'interventions artistiques de Typhaine D, comédienne, autrice et metteuse en scène féministe..
- Performance parlée et musicale : Quand Cheikha rencontre Hilma. Dialogue entre deux créatrices pionnières : Hilma Af Klint (1862-1944) peintresse suédoise, précurseuse méconnue de l'art abstrait en Occident et Cheikha Rimitti (1923-2006) compositrice, chanteuse algérienne, mère du raï moderne et spoliée par les plus célèbres. Samedi 16 septembre à 21h, Café Mona à la Cité Audacieuse, 9 rue de Vaugirard - 75006 Paris et dimanche 17 septembre à 16h30 h, Café Mona à la Cité Audacieuse, 9 rue de Vaugirard - 75006 Paris
- Récital : Autruches* Faire entendre les voix des femmes, des maumariées aux autrices-compositrices-interprètes nées dans les années 1930 en passant par les trobairitz (femmes troubadours) comme Beatritz de Die (1140-1175), Yvonne Georges (1894-1930), La Bolduc (1894-1941), Nicole Louvier (1933-2003), Gribouille (1941-1968), Louise Reichert (1896-1985), etc. Samedi 16 et dimanche 17 septembre à 18h, Espace des Femmes, 35 rue Jacob -75006 Paris.
Pourquoi avoir choisi la grande romancière Assia Djebar pour incarner cette nouvelle édition des Journées du Matrimoine ?
Assia Djebar est la figure emblématique de l'édition 2023 des Journées du Matrimoine. Cette autrice, réalisatrice franco-algérienne, élue à l'Académie Française et femme engagée laisse une œuvre foisonnante en prise avec l'histoire de l'Algérie et de la France. Elle est pourtant mal connue. Son premier roman, La Soif (Julliard, 1957) la révèle comme la « Françoise Sagan d’Algérie ».. Elle laisse une œuvre foisonnante en prise avec l'histoire de l'Algérie et de la France.
Lecture musicale : "Un cri dans le bleu immergé"
Samedi 16 septembre à 15h, IMA (bibliothèque), 1 Rue des Fossés Saint-Bernard - Paris 5e et dimanche 17 septembre à 18h au Poinçon, 124 avenue du Général Leclerc Paris 14e
Télécharger le programme francilien
Quelle place accordez-vous à la transmission, si essentielle pour éduquer les nouvelles générations à l'importance du matrimoine ?
"Le matrimoine permet aussi aux hommes d’être en filiation avec des figures féminines..."
Ce Matrimoine célébré fait le lien entre les femmes d'hier et celles d'aujourd'hui qui n'ont plus l'impression d'être des "pionnières" mais des "héritières" fières de leurs "mères".
Les jeunes générations peuvent ainsi se projeter dans des carrières en ayant des modèles féminins et comprendre que les femmes artistes et intellectuelles ont toujours existé, leur permettant alors de se sentir plus fortes, aptes à participer à l’histoire de demain, comme celles qui ont participé à celle d’hier, malgré l’effacement dont elles ont fait l’objet.
Le matrimoine permet aussi aux hommes d’être en filiation avec des figures féminines, et finalement, de déranger nos constructions imaginaires, pour construire un héritage culturel égalitaire.
La DRAC est votre premier partenaire public. En quoi la reconnaissance du ministère de la Culture et l'aide apportée chaque année à l'ensemble de vos actions est-elle importante pour cheminer vers l'égalité ?
Depuis 2017, la valorisation du Matrimoine est inscrite dans la feuille de route “Égalité” du ministère de la culture. Depuis 2021, la DRAC Ile de France apporte un soutien qui concrétise sa volonté de défendre le Matrimoine et complète le soutien de la Ville de Paris ou la Délégation régionale aux droits des femmes et à l'égalité. La présence de la DRAC à nos côtés apporte de la crédibilité à notre action militante auprès des collectivités et d’autres institutions. HF Île de France souhaite approfondir ce partenariat en incluant le matrimoine dans le cahier des charges qui lie la DRAC aux collectivités locales, en s’inspirant de la DRAC Bretagne.
Cette orientation assurerait un fort développement dans le temps et dans l’espace du matrimoine dans les politiques culturelles en Ile de France.
Photo d'accroche Marie Guérini © Marie Tessier
Partager la page